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La route vers nulle part

Le monde dans lequel nous vivons est horrible. Je pourrais en faire la démonstration, mais à quoi bon? Car à moins d’être en position d’en profiter – c’est-à-dire, de faire partie de cette élite plutocratique que les gens d’occupy appellent le 1% et qui est formée de nos maîtres auto-proclamés – la plupart d’entre nous ressentons dans nos tripes le poids de l’oppression et de la domination qui nous écrase quotidiennement, de notre premier souffle jusqu’au dernier.

Le monde est donc horrible et il y a plusieurs façons de réagir à ce triste constat. La première – et selon moi la plus fréquente – est celle du ressentiment. Je l’ai déjà explorée dans un autre texte ; il s’agit de retourner l’oppression contre soi, de l’intérioriser. Le ressentiment crée ces masses inquiètes et rageuses, avides de sécurité, xénophobes, passionnément amoureuses de leurs chaînes et terrifiées à l’idée de les perdre. Les êtres du ressentiment forment la masse des damnés de la terre, le fameux troupeau qui sert d’assise à l’ordre établi et qui explique pourquoi l’horreur se perpétue si aisément sur ce triste caillou qui nous sert de planète.

La seconde consiste à engourdir la douleur. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise nos épaules et qui nous penche vers la terre, pour ne plus sentir la douleur lancinante des coups de fouet que nous assènent les dispositifs du pouvoir, Baudelaire nous enjoignait de nous enivrer, de nous enivrer sans cesse, d’engourdir nos désirs de liberté avec du vin, de la poésie, ou de la vertu. J’avoue de bonne grâce avoir un penchant sérieux pour la seconde source d’ivresse, c’est ma drogue de choix et ma façon la plus fréquente de garder l’horreur confortablement hors de mon champ de vision. Quant à la troisième, c’est la voie des bienfaiteurs, des bénévoles, des humanitaires, des Pops, des mères Teresa, des médecins/journalistes/infirmières/policiers/orthodontistes sans frontières et autres junkies du don de soi qui s’assurent en soulageant la misère de certains individus de surplomber moralement l’horreur du monde. Enfin, si Baudelaire avait vécu au xixe siècle, il aurait fort probablement ajouté à ses suggestions la consommation – car il faut bien l’admettre, acheter des cossins inutiles est le stupéfiant le plus répandu dans nos sociétés actuelles.

La troisième façon, celle qui m’intéresse davantage ici, est celle de la marche tranquille et déterminée vers l’utopie. Par utopie, j’entends une représentation d’une réalité idéale et sans défaut, un «modèle de société» qui se pose à la fois comme une opposition à l’horreur du monde actuel et comme but à atteindre. L’utopie est une tension. C’est le meilleur des endroits, mais cet endroit est nulle part. Il faut donc remercier Thomas More qui n’aurait pu mieux choisir le mot décrivant ce paradoxe fondamental. Depuis l’aube de l’histoire, des utopies ont été élaborées et désirées. Les premières civilisations ont fantasmé sur le paradis, sur ce monde parfait se trouvant dans les cieux, au-delà les étoiles et par-delà la mort. Plus prosaïques – et peut-être moins inspirés – nos contemporains ont rêvé d’État prolétarien, d’Empire racial millénaire ou de Monde d’abondance et de prospérité sous le signe bienveillant du dollar. Quelque soit leur nom, les utopies n’ont jamais été avares de promesses et ont toujours été chiches en réalisations. Le bonheur se trouve toujours plus loin, dans un horizon qui recule aussi vite que l’on avance.

 

Le meilleur des endroits existe toujours à l’extérieur des frontières de la réalité. Ce nulle-part a toujours été un puissant instrument de pacification des esprits dont la nature religieuse apparaît au premier coup d’oeil. Depuis la nuit des temps, nous avons été réconfortés, bercés par le rêve doré de l’inexistant, jusqu’à nous passifs envers ce qui existe. Le rêve du meilleur endroit a engourdi nos sens et nous a désarmés face à ce qui existe et nous opprime. Puisque le pays de Cocagne nous attend à la fin de notre vie terrestre, ou après la révolution, à la fin de l’histoire, à la fin de la guerre des races ou lorsque la technologie aura réglé tous nos problèmes, il est logique de se sacrifier en attendant la parousie, le moment délectable où les vrais croyants seront enfin récompensés.

Évidemment, les anarchistes ne sont pas meilleurs que les autres dans ce rayon. La plupart des anars ont une utopie à vendre ; certaines sont démocratiques, certaines sont communistes, certaines sont primitivistes, d’autres mutuellistes, ou alors technophiles et post-humanistes. D’autres prennent la forme d’une assemblée générale éternelle et j’avoue que c’est celle qui me déplait le plus, moi qui ai un seuil de tolérance très bas à la douleur causée par les palabres incessants. La plupart des anars que je connais sont d’un avis contraire et se délectent de ce genre d’exercice grégaire, ce qui montre bien à quel point que l’utopie de l’un est la dystopie de l’autre.

Une chose toutefois me semble évidente : l’utopie est une construction autoritaire. L’utopie n’existant que dans l’esprit du rêveur, le réel – les milliards d’individus, d’humains et de non-humains – doivent se plier à ses visions, à sa pensée. Le réel, pour devenir utopique, doit être contraint aux limites imposées par l’idée, ce qui est l’essence même de l’idéomanie. Ce qui fait que lorsque l’individu lutte pour réaliser le meilleur des endroits dans le pire des endroits (le réel), il reproduit (consciemment ou non) ces relations autocratiques.

Pour un anarchiste, le problème est de taille: comment instaurer le paradis libertaire alors que la masse des individus ne veut rien n’y entendre ? Comment forcer les gens à devenir libres ? Par l’éducation et la propagande ? Peut-on vraiment croire qu’on arrivera à doubler la puissance des médias et du système d’éducation obligatoire qui travaille avec des objectifs radicalement opposés ? Par des réformes graduelles qui vont dans le sens de la justice sociale ? Ne travaillons-nous pas alors pour rendre le système plus doux et acceptable et ainsi ne participons-nous pas à sa reproduction ? Par l’expression de notre mécontentement, en faisant des manifs et en signant des pétitions ? Ne servons-nous pas alors de soupape à la frustration générale et de moyen de canaliser la rage ? Par l’action révolutionnaire, la saisie de l’État et des moyens de production et l’imposition de nos idéaux? N’est-ce pas reproduire l’erreur des léninistes qui ont voulu libérer les gens à leur corps défendant – allant jusqu’à torturer et éliminer ces corps un peu trop rétifs ?

L’utopie, c’est l’espoir. L’espoir qu’il existe dans les limbes de l’esprit un monde meilleur et qu’il est possible de contraindre la matière et les corps d’en épouser les contours. C’est aussi une croyance, celle du progrès, qui serait une marche sur la route qui mène à ce monde. Le problème, c’est que ce monde est par définition nulle part et que par conséquent, le progrès est en réalité une course vers l’éternel retour au même.

L’espoir, l’utopie et le progrès sont donc à ranger parmi les intoxicants de Baudelaire. L’utopie est la distorsion du désir de détruire la société existante; l’attitude saine de révulsion envers le présent est remplacé par une fixation maladive envers un ailleurs non-existant. Si j’avais le choix, je viverais dans un autre réel, mais hélas, c’est celui-là qui m’a été imposé. Tout ce que je peux faire, c’est l’occuper, c’est investir le territoire dans lequel je suis et trouver comment l’utiliser à mon avantage. Si tous les trésors d’imagination gaspillés à la spéculation utopique étaient plutôt appliqués à affronter le réel, qui sait le nombre d’individus qui arriveraient à fuir la domination et goûter, ne serait-ce que temporairement, à la vie telle qu’elle mériterait d’être. Pour reprendre l’allégorie d’Hakim Bey, la carte du réel qui est entre les pattes des chiens de garde de l’ordre établi n’est pas exacte. Elle est parsemée de trous, il lui manque des détails importants et c’est en les trouvant qu’on peut occuper et élargir les espaces et les temps de liberté.

Nous pouvons tous et toutes être à peu près certains que toutes les cités idéales qui habitent dans nos esprits ne se réaliseront jamais – ce qui est la plupart du temps une bonne chose, car je ne sais pas pour vous, mais vivre dans la Cité de Dieu, dans la Grande Patrie des Travailleurs ou l’Empire racial éternel, très peu pour moi. Nous voilà donc revenus à la case départ: le monde risque, selon toutes vraisemblances, de rester horrible et il y a plusieurs façons de réagir à ce triste constat. Certains le nieront et continueront, envers et contre tous, leur marche sur la route qui mène nulle part. D’autres s’en désoleront et choisiront la résignation ou l’ivresse. Mais certains choisiront plutôt d’explorer les interstices de liberté qui strient ce réel ignoble, d’abord pour faire des incursions hors du quotidien cauchemardesque qui est le nôtre, mais aussi pour agir comme des coins dans les fissures de l’ordre à abattre.

Catégories :Grognements cyniques

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Anne Archet

Héroïne sans emploi, pétroleuse nymphomane, Pr0nographe lubrique, anarcho-verbicruciste, poétesse de ses fesses, Gîtînoise terroriste (et menteuse, par dessus le marché). Si j'étais vous, je me méfierais, car elle mord jusqu'au sang.

33 réponses

  1.  » Mais certains choisiront plutôt d’explorer les interstices de liberté qui strient ce réel ignoble, d’abord pour faire des incursions hors du quotidien cauchemardesque qui est le nôtre, mais aussi pour agir comme des coins dans les fissures de l’ordre à abattre…  »
    Comme les interstices de liberté sont des labyrinthes qui se rejoignent tous au même endroit indescriptible, j’ ai toujours mon fil d’ Ariane pour venir refaire le plein de coins à mettre dans les fissures de l’ ordre à abattre … …

  2. « Si j’avais le choix, je vivrais dans un autre réel, mais hélas, c’est celui-là qui m’a été imposé. »
    Vous avez le choix de vivre dans tous les « réels » que vous désirez, il s’agit juste de changer de point de vue (au besoin, faites-vous aider, y’a des produits pour ça). Le monde « réel » n’est que ce que vous en percevez (principe phénoménologique), et vous pouvez faire exactement ce que vous voulez de votre perception du monde (auto-suggestion): voir la vie en rose, broyer du noir… et même regarder ailleurs ahah!
    L’utopie n’est donc pas le « négatif » du réel, c’est juste l’aveu qu’on est incapable de dominer/créer sa propre réalité.

    Moi ma réalité c’est le désordre, la différence systématique, le déséquilibre perpétuel, l’impermanence des choses. C’est la plus jolie des réalités (puisque c’est la mienne), mais si c’était une utopie, le monde dans lequel nous vivrions serait bien-bien pire…

  3. Vous n’êtes peut-être pas un génie, mais vous semblez avoir le génie de mener votre vie comme vous l’entendez -et c’est sans doute le plus important!

    Je suis d’accord avec vous: il y aura toujours des soupe-au-lait qui n’aimeront pas vos manières, qui voudront que vous fassiez -au mieux- comme eux, au pire comme tout le monde, et qui seront prêts à monter des groupes de démocrates-sanitaires, voisins-riverains, miliciens-fachos pour « défendre » en toute impunité/légitimité leurs légitimes vies merdiques, engrosser leurs femmes (pauvres d’elles!) et engraisser leurs enfants (pauvres de nous!).
    Vous mourrez probablement un jour, mais de quoi?
    J’espère pour vous que ce sera fulgurant et indolore, et que vous mourrez sans même vous en apercevoir. Et voilà.
    Amicalement

  4. Bonjour Anne Archet,

    Je suis Suisse (de la campagne, pas des banques) et je viens à Montréal à partir du 5 novembre et pour 3-4 mois. J’aimerais vous rencontrer en personne. J’ai quelques histoires assez renversantes à vous raconter concernant la 3ème voie que vous proposez et dont j’ai été le témoin pendant ma marche de 5 mois en suisse et en france où justement il était question d’utopie (en ce qui me concerne, avec Dieu, mais cela n’a pas la moindre importance, loin de moi l’idée de vous convertir -je veux vous parler d’hommes et femmes seules ou à deux qui se mettent en marche et, comme l’escargot, laisse une trainée de lumière derrière eux, des athés, des croyants, qu’importe, seul point commun: ils ne savent pas quand ils s’arrêteront ni exactement où ils vont). Enfin, c’est à vous de voir, si ça vous intéresse, hors de question de parler de mon « expérience personnelle » qui n’a aucun intérêt en soi, mais vous parler de brèches bien concrètes qui invitent les nouveaux nomades désespérés mais confiants.

    Enfin à vous de voir. Je repars en témoigner à Paris (surement en pure perte) dès aujourd’hui, puis je viens à Montréal. Vous pouvez m’écrire mais je n’ai pas souvent internet, ou m’appeler à partir du 6 novembre au 514 439 06 28 (num de ma blonde, donc demander Samuel au cas).

    Je pense que vous ne regretterez pas de venir écouter 2-3 petites histoires bien vivantes (des contes en marche). A vous le lieu, la date, m’adapterai.

    Samuel

  5. Incidemment, je vous ferai remarquer que le seul fait de ploguer sur votre page d’accueil des blogueurs de droite (les « crétins ») des blogueurs de gauche (les « idiots ») et les blogueurs anarchistes (qui « ne valent guère mieux ») ne vous dispense pas de loger à votre propre enseigne et d’être vous-même, c’est-à-dire d’une naïveté consternante. Votre méfiance paranoïde à l’égard de tout ce qui pourrait ressembler à une « étiquette » ou à une « case » confine au délire; et pourtant vous êtes toujours là, vous existez, vous êtes déterminée, contingente, entêtée, limitée. Amusant paradoxe que celui de l’anarchiste si pathétiquement occupé à n’être rien qu’il ne veut même plus être anarchiste; c’est aussi, cela est digne de mention, le comble du snobisme et de l’affectation, chez des gens qui pourtant ne jurent que par la spontanéité.

  6. J’espère que vous serrez les dents en disant « bonne surprise »; je vous contrarie quand même un peu, non? Allez, avouez; ne me refusez pas ce plaisir. À tout hasard permettez-moi d’en rajouter… « Comment forcer les gens à devenir libres ? » demandez-vous… Question terrifiante, et surtout question secondaire, qui occulte celle-ci: « Pourquoi forcer les gens à devenir libres? » Vous semblez y renoncer mais avec amertume, comme s’il s’agissait là pour vous d’une grande déception. Mais que vous importe la liberté des autres? Vous voulez donc que la société devienne intégralement anarchiste? Quel beau paradoxe que cela. Votre anarchisme n’est donc pas un individualisme? C’est un projet politique? Vous aimeriez gagner tout le monde à votre « cause »? Une incorrigible petite idéaliste, voilà ce que vous êtes. Dans le texte sur le ressentiment auquel vous renvoyez ici vous écrivez: « Difficile de ne pas être nietzschéenne devant le déferlement public de ressentiment dont nous sommes en ce moment témoins. C’est comme si tous les faibles de la société avaient décidé collectivement d’écrire une annexe à Ainsi parlait Zarathoustra. […]Vous les connaissez autant que moi, ils disent former la majorité silencieuse, alors qu’on n’entend qu’eux. Ce sont les êtres du ressentiment, les quidams. » Difficile, en effet, de ne pas être nietzschéen face au « printemps québécois ». Mais il faut être un bien piètre lecteur de Zarathoustra (ou un bien piètre observateur de notre temps, ou les deux) pour songer un seul instant que Nietzsche aurait préféré les exaltés de la rue aux bons-bourgeois-qui-paie-ses-impôts-et-qui-veut-qu’on-lui-crisse-la-paix. C’est tout le contraire; le dernier homme, dans sa version 2012, est dans la rue, avec son carré rouge et sa casserole, en train de protester contre l’ordre des choses qu’il rend responsable de son malheur. Il voudrait que la société se transforme en fête permanente… Joli cauchemar en perspective! Ne vous fiez pas aux apparences; le militant anarchiste d’aujourd’hui a complètement fusionné avec le bourgeois de naguère. Vous enseignez au cégep si je ne m’abuse? Vous avez donc pour collègues plusieurs de ces anarchistes subventionnés, salariés et futurs pensionnés de l’état, qui ont appuyé les étudiants sans la moindre réserve, sans le moindre soupçon d’esprit critique et qui ne savent même pas, littéralement, dans quel monde ils vivent. Valeureux anarchistes, n’est-ce pas? Symptômes vivants plutôt du délire actuel et du jeu de simulacres dans lequel nous errons tous. Je vais bien merci, et vous?

  7. Non, je n’enseigne plus depuis des années. Je vis de piges et de larcins.

    Votre premier commentaire était plutôt nul, parce qu’il était basé sur ma liste de liens. Vous auriez pu aussi dire que l’orangé de ma bannière est laid, prétentieux et convenu, tant qu’à y être. Je sais que les littéraires comme vous aiment le paratexte, mais franchement, ça vaut ce que ça vaut, hein.

    Quant à votre second commentaire, je suis d’accord avec vous: la Anne Archet que vous vous êtes créé dans votre tête est une vraie conne. Je n’aimerais vraiment pas avoir affaire à elle.

    Autrement, oui, ça me fait plaisir de vous relire. J’ai connu des trolls plus bêtes et vraiment beaucoup moins intelligents que vous. C’est un heureux changement d’avoir des adversaires de qualité, pour une fois.

  8. Ah! Vous êtes habile; j’arrivais tout prêt à me battre et vous me flattez, me forçant à baisser les armes. Me voici tout perplexe, ne sachant que dire. Vous n’êtes donc pas l’incorrigible idéaliste à qui je croyais parler (et qui n’était pas une conne)? Permettez-moi d’avoir des doutes; mais bon, puisque vous le dites. Je continuerai à vous lire.

  9. J’ai une idée. Dites-moi ce que vous entendez par le mot «idéaliste», car si je me fie aux définitions habituelles de ce mot, je comprends pas comment vous pourriez penser que je le sois.

  10. Au fond vous me demandez en quoi vous êtes idéaliste? En ceci, tout simplement, que vous faites beaucoup trop confiance à l’être humain; vous pensez naïvement (naïveté ≠ connerie ni bêtise) qu’il serait plus libre et plus heureux s’il était débarrassé de la culture, c’est-à-dire des rôles sociaux dont vous croyez que chacun devrait s’affranchir pour découvrir sa véritable identité. Or ce qui reste d’un être humain quand on le prive de tout ce qui n’émane pas strictement de lui et qu’il pourrait juger inauthentique, ce n’est pas un être plus authentique, ni plus heureux, ni même plus libre, mais un animal désemparé qui ne sait plus très bien ce qui devrait le retenir de n’écouter que ses instincts. Vous semblez compter sur sa bonne volonté (de moins en moins peut-être, car vous aussi vous vieillissez, et le réel est bien entêté); mais vous ne comprenez pas que la culture est le résultat d’un processus périlleux, incertain, coûteux et difficile, qu’elle est en outre fragile et qu’une fois détruite il sera difficile, peut-être impossible, de la reconstruire. C’est le sens profond de la société capitaliste à laquelle la gauche libertaire et anarchiste croit s’opposer mais qu’en réalité elle ne cesse d’appeler de ses vœux, eh oui! Le conservatisme culturel, s’il était viable, s’il n’était pas irrévocablement réduit à l’extravagance, serait le seul moyen de s’opposer efficacement, radicalement, essentiellement, au monde innommable dans lequel nous vivons. Tout le reste (l’idéalisme progressiste sous toutes ses variantes, de la plus soft à la plus faussement radicale, et même dans la version relativement désenchantée que vous semblez avoir adoptée) revient à souffler dans le sens du vent. Permettez-moi d’être un tout petit peu plus désagréable: il se peut que ces choses-là soient plus faciles à saisir pour un homme. La psyché masculine est généralement pourvue d’un sens des nécessités mieux aguerri que la psyché féminine – qui compense, il va sans dire, par une foule d’autres qualités sur lesquelles il est inutile d’insister, puisqu’elles sont partout revendiquées, et que leur épanouissement est partout assimilé au progrès lui-même. Nous revoilà, je l’espère, en mauvais termes… N’est-ce pas? ;-)

  11. Bon, tout ça a maintenant le mérite d’être clair.

    Je vous remercie de m’avoir permis de me débarrasser d’une de mes dernières naïvetés: celle de croire que les intellectuels (particulièrement les universitaires qui collaborent à des revues sérieuses et subventionnées) se donnent la peine de lire sur le sujet de leur ire avant de se lancer dans des envolées lyriques. Me voilà donc un peu plus lucide – mais pas dans le sens «Lucien» du terme.

    Je suis désolée d’avoir à vous l’apprendre, mais ma nature ne correspond pas à vos représentations mentales. Pour quelqu’un qui critique l’idéalisme, je vous trouve vachement platonicien. Vous vous êtes construit un anarchiste générique dans votre tête et vous avez décidé de m’en servir la critique en vous imaginant que je vais mordre à l’hameçon. Dommage, mais ça ne sera pas le cas. Si vous avez envie d’en découdre avec des gens qui correspondent un peu plus à votre fantasme, allez interpeler le prof Baillargeon, les tristes sires de Hors d’Oeuvre ou un des militants gauchistes purs et durs de l’UCL comme Nicolas Phébus. Vous les trouverez facilement sur Google, ces gens-là sont humanistes et éclairés et ils ont en prime des idéologies et des plans grandioses de bonheur social à vendre, contrairement à moi. Vous aurez des tas d’os à ronger, vous verrez. Ils sont en plus pourvus de belles grosses couilles poilues et bien juteuses, vous aurez un fun noir à jouer les matamores du désespoir avec eux.

    Je ne vais pas vous démontrer par A + B que vous êtes dans les patates. Je ne vous ferai pas non plus l’insulte de vous servir un executive summary de ce qui se trouve sur ce blogue – non pas parce que je n’ai pas envie de vous insulter, mais bien parce qu’au fond je sais que vous vous querissez pas mal de ce qui se trouve sur ledit blogue. La dernière remarque de votre commentaire (qui, soit dit en passant, est indigne de votre intelligence) montre bien que ce que vous voulez vraiment, c’est troller. Comprenez-moi bien, je n’ai rien contre les trolls; après tout, on trompe l’ennui comme peut et qui suis-je pour juger des lubies des autres, hein. Il se trouve simplement que ce genre de truc ne m’amuse plus. Si vous voulez vous battre avec des épées de bois sur les internets, je vous conseille vraiment de vous trouver quelqu’un d’autre, parce que j’ai vraiment d’autres chattes à fouetter.

  12. Dans le fond, je crois tout de même que prof Y vous a assez bien cerné dans son premier poste : vous êtes snob, vous voulez échapper aux cases. Un individu « totalement » libre je me demande bien à quoi ça peut ressembler. Une « chose » qui ne serait ni « corrompue » par l’éducation, ni par sa socialisation (ni par ses gènes ?). Une « chose » qui aurait réussi à s’affranchir de toute influence extérieure. Oui, ça ressemblerait, probablement à un animal, un être sans morale, dénué de sens civique. Il suivrait ses passions, n’aurait à répondre devant aucune autorité et n’aurait aucune obligation sociale. C’est étrange parce qu’en l’écrivant j’ai plus l’impression que cet être « libre » serait, dans la réalité, un individu sauvage et dangereux, le type qu’on a vraiment pas envie de croiser dans une ruelle sombre, et qui pourrait vous faire du mal par sadisme ou simple ennui. Mais je pense que vous l’imaginez plus sociable (paradoxe ?) afin qu’il puisse constituer avec d’autres des alliances provisoires. C’est plus un « dandy psychopathe ». Un peu dans le style de Lacenaire mais en bien plus radical. Contrairement au professeur Y, je ne vous trouve donc pas idéaliste : votre utopie (si vous en aviez une) ferait même froid dans le dos ! Il n’y a pas de règles (c’est un truc de flics), pas de structure étatique (même les « collectifs » y ressemblent trop et vous n’en voulez pas non plus).
    Pas d’utopie donc. Seulement de l’opposition. Parce qu’il ne reste que ça. Et aussi, peut-être, parce que c’est plus simple.

  13. « Vous pensez naïvement qu’il [l’être humain] serait plus libre et plus heureux s’il était débarrassé de la culture, c’est-à-dire des rôles sociaux dont vous croyez que chacun devrait s’affranchir pour découvrir sa véritable identité. (…) vous ne comprenez pas que la culture (le paternalisme, le racisme, le sexisme, la religion…) est le résultat d’un processus périlleux (le dressage social, le dressage moral, l’ordre sanitaire, la guerre…), incertain (mais qui perdure: l’Histoire), coûteux et difficile (pour qui?), qu’elle est en outre fragile et qu’une fois détruite il sera difficile, peut-être impossible, de la reconstruire. »

    Faut-il détruire -ou renoncer- à la culture? Peut-être, partiellement.
    Peut-on détruire TOUTE sa culture? Vous, pensez-vous qu’on puisse se formater, intégralement, comme un ordinateur?
    Vous nous prenez pour des illuminés extrémistes (vous êtes bien un hypocrite de démocrate).

    Détruire TOUTE sa culture ce n’est pas possible (et ce serait parfaitement stupide). S’affranchir des « rôles » sociaux, ça l’est sans doute; pour « découvrir sa véritable identité », et permettre à autrui d’en faire autant; pour s’émanciper, soi(s), et mutuellement; pour inventer/trouver des RELATIONS sociales plus personnelles, plus humaines, moins oppressives; en faisant la part entre ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, ce qui est viable et ce qui est nuisible (y compris à autrui); ce qui nous plaît, à nous (sales égoïstes), ce qui plaît à notre entourage (ne cédons par à l’universalisme), et ce qui ne NOUS plaît pas du tout. Tout simplement. Discutons, entre nous, d’abord; c’est la plus utile de nos facultés.

  14. Je vous concède le platonisme, et si vous voulez absolument qu’on soit rigoureux sur le plan lexical, je vous concède que vous n’êtes pas « idéaliste ». Au fond j’employais le mot dans son sens imprécis mais courant de « naïf », car je maintiens que vous faites preuve, par votre anti-idéalisme lui-même si vous y tenez, d’une grande naïveté, et aussi, ajouterais-je, d’un conformisme consternant; car oui, l’anti-conformisme intraitable et agressif dont vous vous réclamez est aujourd’hui un conformisme, difficilement visible peut-être, et pour cette raison insidieux, mais un conformisme tout de même. Croyez-moi, ce n’est pas une simple pirouette verbale; c’est le problème politique central de notre temps. Vous avez beau vous réclamer avec une énergie qui force l’admiration de la marge, de l’indétermination, de l’insoumission, de la résistance au système, vous en occupez malgré vous, à votre insu, le centre négralgique. Le système, ce n’est pas, ce n’est plus depuis un demi-siècle le patriarcat, la culture, la tradition, ni quoi que ce soit de ce genre; c’est cela même qui s’insinue en vous et vous fait désirer anxieusement d’échapper au système. C’est cela même qui incline ce pauvre Eunuque à ne voir dans le passé qu’obscurantisme, et à assimiler la culture à une forme de « dressage » auquel il faudrait à tout prix échapper. C’est vous, candides anarchistes ignorants du monde dévasté où vous avez le triste bonheur de vivre, qui êtes les cobayes bien dressés de l’ordre capitaliste auquel vous croyez vous opposer. Vous jouez à la perfection le jeu de cet ordre qui n’est en réalité qu’un désordre auquel on ne peut échapper. Ce que vous appelez liberté n’est qu’une sorte de prison sophistiquée.

    Alors vous pensez que je suis un « troll »? Mesurez mon inculture en matière d’usages et de moeurs blogosphériques; je n’avais qu’une vague idée de ce que c’était. Je suis donc allé voir sur wikipédia: « personne qui participe à une discussion ou un débat (par exemple sur un forum) dans le but de susciter ou nourrir artificiellement une polémique, et plus généralement de perturber l’équilibre de la communauté concernée ». Je ne pense pas, chère amie (vous permettez que je vous témoigne de l’amitié?) que la polémique vous fasse peur, ni qu’elle risque de rompre « l’équilibre » de votre « communauté ». Le reproche que vous m’adressez, si je vous ai bien compris, concerne plutôt l’insinsérité que vous me prêtez, c’est-à-dire le caractère artificiel des polémiques que je prends plaisir (oui, je le confesse) à susciter. Mais vous vous trompez sur mon compte; donner un coup de pied dans un nid d’anarchistes ou de gauchistes par cynisme, par désoeuvrement, par ennui? Pas du tout mon genre. Ces questions m’intéressent et me semblent d’une importance capitale; il se trouve par ailleurs qu’il est délicat de les aborder dans la vraie vie sans être « marqué », sans avoir des tas d’embêtements, d’où la vertu de l’internet et de l’anonymat qu’il favorise. L’essentiel, le voici: je vous jure sur la tête de mes enfants que je crois tout ce que j’écris ici, y compris ce qui vous parait « indigne de mon intelligence », y compris ce qui vous paraît si extravagant que vous écartez d’emblée la possibilité que je sois sincère.

    Alors je vous en prie, cessez de me dire que je ne suis pas celui que je suis, cessez aussi de me dire que vous n’êtes pas celle à qui je crois m’adresser, et répondez-moi sur le fond; ce sera intéressant.

  15. « l’anti-conformisme intraitable et agressif dont vous vous réclamez est aujourd’hui un conformisme, difficilement visible peut-être, et pour cette raison insidieux, mais un conformisme tout de même. Croyez-moi, ce n’est pas une simple pirouette verbale. »
    Sans développement, ça y ressemble pourtant fortement. De quoi parlez-vous? De porter un t-shirt des Sex Pistols?

    « Vous jouez à la perfection le jeu de cet ordre qui n’est en réalité qu’un désordre auquel on ne peut échapper. » Ca aussi c’est une pirouette. Ne vouliez-vous pas dire l’inverse: « vous jouez à la perfection le jeu du désordre qui n’est en réalité qu’un ordre auquel on ne peut échapper »?

    « ne voir dans le passé qu’obscurantisme, et à assimiler la culture à une forme de « dressage » auquel il faudrait à tout prix échapper. »
    Relisez bien, il me semble que vous êtes allé un peu vite (le refus, peut-être?). Encore une fois, vous êtes bien plus extrémiste que nous…

  16. Le problème, Eunuque, c’est que vous faites comme si la culture n’était pas déjà entièrement, intégralement, définitivement discréditée, comme s’il était encore possible de séparer le bon grain de l’ivraie, le raisonnable du loufoque, et le progrès de sa caricature; encore une fois vous ne savez pas dans quel monde vous vivez. Rappelez vous qu’au cours de la dernière campagne électorale, certain porte-parole éminent d’un parti ouvertement sympathique aux anarchistes a plaidé avec ferveur, sans rire, sans éprouver la moindre honte, pour qu’une de ses candidates puisse porter fièrement la moustache (je dis bien: pour qu’une de ses candidates puisse porter fièrement la moustache, relire au besoin jusqu’à éclater de rire) à l’Assemblée nationale. Voilà ce qu’elle est devenue, l’émancipation que vous appelez encore de vos voeux comme un progrès; une régression infantilisante, une comédie ridicule, une farce aux relents sectaires, un projet terrifiant de rééducation publique. C’est à des petits détails comme ça qu’on mesure le caractère grotesque de notre situation réelle, en regard de laquelle les poncifs anarchistes sur la liberté sont bien mesquins et bien dérisoires. Quant à votre T-shirt des Sex pistols, l’exemple est bon; mais vous semblez le considérer comme trivial, anodin, comme s’il n’était pas possible d’en trouver sans effort des centaines, des milliers, autant que vous voudrez. Mais le difficile est moins de trouver des exemples que de se donner la peine d’y réfléchir.

  17. Premièrement, c’est inexact. QS n’a pas plaidé pour que Manon Massé puisse porter la moustache à l’Assemblée nationale, parce qu’il n’y a pas de loi ou de règlement qui l’empêche. Manon Massé ne s’épile pas la moustache, elle en a parlé dans la Presse, on en a vaguement discuté dans les médias pendant un jour ou deux. Fin de l’incident.

    Ensuite, les incidents ridicules font partie intégrante de la politique depuis toujours. Je pourrais vous citer des exemple québécois qui remontent au début du parlementarisme. Tous les partis politiques, en période électorale, on tendance à se concentrer sur des stupidités; je ne sais par de quoi c’est le symptôme, mais je doute que ce soit un signe de la mort de la culture.

    Enfin, QS est autant sympathique aux anarchiste que la CAQ l’est envers les cathos intégristes ou les fascistes – c’est-à-dire, pas du tout.

  18. @ Pierre Moleskine; belle réponse de jésuite. Êtes-vous en train de prétendre que cette pantomime anarchiste, progressiste, épilatoire et libertaire autour de Manon Massé n’était rien d’autre qu’un « accident » qui ne voulait rien dire et dont il ne faudrait tirer aucune conclusion sur l’état lamentable de notre vie publique? Ignorez-vous qu’il est facile de trouver des centaines, des milliers d’exemples de ce genre, à pleines pages de journaux et à longueur d’année, en période électorale ou non? Vous intéressez-vous au réel? Et êtes-vous sérieux quand vous prétendez « séparer » l’anarchisme des autres provinces de la gauche? Allez-vous, comme notre chère Anne Archet, vous lancer dans cette dérobade infinie qui consiste à dire que vous n’êtes ni ceci, ni cela, ni quoi que ce soit d’autre, ni rien en somme qu’on puisse nommer et avec quoi on puisse avoir un véritable débat? Autrement dit si vous voulez défendre franchement la cause des femmes à moustaches, allez-y; mais ne faites pas semblant en même temps de ne pas vivre dans un espace politique où il existe une telle cause que celle des femmes à moustaches.

  19. Bonjour,
    Je ne vis pas « en Amériques », et je me fiche pas mal des élections -sous quelque tropique soient-elles. Je ne connais donc pas Manon Massé, ni « QS ».
    Mais en France, il existe un groupe féministe qui s’appelle « La Barbe! »: http://www.labarbelabarbe.org/
    Bien qu’elles ne soient pas anarchistes -mais est-ce un problème?- les trouve très sympathiques.

  20. Ben oui, quand on s’appelle Eunuque, il est attendu qu’on trouve les femmes à barbe sympathiques.

  21. Ahaha! Quel bel aveu de connerie profonde (j’adore les blagues viriles)!
    Allez, arrêtons-nous là si vous le voulez bien, on sert plus à rien. A bientôt, et sans rancune monsieur Prof!
    Cordialement

  22. pff… blague virile = connerie profonde? vraiment votre conformisme fait pitié.

  23. Un problème que j’ai, c’est de trouver assez interstices sur le chemin de l’existence pour éviter le désir de m’engourdir.

  24. Ha, ce monde pourri ,mais n’était ‘il pas comme ça avant ce monde ci ?
    Profitons des autres comme ils profitent de nous .
    Soyons prêt pour les pires mépris .Que vaut l’avis d’un prof qui se prend pour un génie ?
    Non, il n’est rien de plus qu’un autoproclamé de plus, qui se vie finie ne laissera pas la moindre trace .Le vent passe et lasse parfois, mais jamais il ne laisse de trace inoubliable .Tout juste un serviteur de forces violentes qui le dépasse .Allez je me lasse .

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