Nous sommes ceux et celles qui sont gazés dès que nous exprimons notre dissidence sur la place publique. Nous sommes ceux et celles qui se font éborgner, dont les dents éclatent sous la matraque dès que nous laissons libre cours à notre révolte, à notre désir de vivre selon nos propres termes.
Le sort que les maîtres nous réserve est terrible, mais le sort des maîtres eux-mêmes est à peine plus enviable que le nôtre. Ils ne voient le monde qu’à travers le trou de la serrure – celle du cadenas qu’ils utilisent pour nous tenir nos chaînes en place. Et ce qu’ils peuvent apercevoir n’est guère rassurant, car même s’ils ont affaire aux individus les plus domestiqués, les mieux supervisés, il y a toujours quelque chose qui fuit, qui s’échappe, quelque chose à l’abri de leur regard, quelque chose d’irréductible qui glisse entre leurs doigts balourds de flics.
Voilà pourquoi le désir de liberté – qui n’est rien d’autre que celui de se réapproprier sa vie – me semble beaucoup plus réaliste que celui qui concentre en lui-même toute l’horreur du monde: le désir de contrôle universel, de détournement et de confinement de tous les mots dans le lexique de la répression. Il ne faut pas se laisser berner par la suffisance et l’arrogance de ceux qui considèrent la vie comme rien de plus qu’une simple extension du code pénal, car en réalité, ils sont morts de trouille. Ils tentent par tous les moyens de nous instiller la peur – celle des autres, des étrangers, des bruns, des terroristes, des métèques, des anarchistes, des casseurs. Mais cette peur qu’il veulent nous transmettre n’est rien d’autre que la leur; c’est celle, autrement plus réelle et plus menaçante, que nous échappions à leur contrôle. Voilà pourquoi leurs chiens de garde ne se donnent plus la peine d’aboyer avant de mordre, avant de lâcher les gaz. Voilà pourquoi leur perroquets médiatiques vomissent continuellement une logorrhée qui se fait chaque jour de plus en plus haineuse, de plus en plus délirante. Car même dans les dictatures les plus strictes et les plus sanglantes, l’État a besoin de l’adhésion du plus grand nombre pour assurer sa domination; lorsque les individus cessent de croire en ses lois et en son autorité, ils cessent de faire partie de la meute et deviennent ingouvernables.
Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari illustrent merveilleusement la faiblesse réelle de l’arsenal répressif et technologique apparemment invincible qui se met en place contre nous par la métaphore du tuyau d’arrosage: «Il n’y a pas de système social qui ne fuie par tous les bouts, même si ces segments ne cessent de se durcir pour colmater les lignes de fuite.» Une loi colmate une fuite, mais une autre fuite se déclare un peu plus loin. Les manifs et les émeutes font trembler l’ordre établi? «Encadrons-les strictement et interdisons le port du masque», se disent les maîtres, sans même se douter que les barbares sont déjà ailleurs. Les dispositifs de pouvoir consacrent une énergie considérable à colmater les fuites, car ils ne sont que des tuyaux rouillés qui fuient de toutes parts. Le désir de fuir gronde toujours quoi que fasse l’autorité. Il n’y a pas de transports en commun payants sans fraude, de guerre sans déserteurs, de magasin sans vol, pas d’obligation scolaire sans école buissonnière, de prisons sans tentative d’évasion.
La vie est un flux qui ne saurait être contenu de façon parfaitement étanche. Comment se surprendre alors qu’aux yeux de la loi, la vie est hautement suspecte et potentiellement criminelle? Heureusement, l’espace du désir et de la révolte ne peut pas être entièrement vu à travers le trou de la serrure. C’est à nous, avec notre rage et notre créativité folle et indomptable, d’en explorer la géographie et les potentialités.
Catégories :Accès de rage
Anne Archet
Héroïne sans emploi, pétroleuse nymphomane, Pr0nographe lubrique, anarcho-verbicruciste, poétesse de ses fesses, Gîtînoise terroriste (et menteuse, par dessus le marché). Si j'étais vous, je me méfierais, car elle mord jusqu'au sang.
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