Il y a trois ans, j’avais créé pour m’amuser un personnage nommé Léo Forget. Pour être bien franche, c’était en partie une création de Zhom, du Jour des vidanges, car c’est lui qui avait trouvé le nom — il avait rêvé que j’étais en réalité un homme qui portait ce patronyme. Mon Léo était plombier et pompier volontaire à Thurso, avait une femme prénommée Manon et un Hummer qu’il adorait faire reluire le samedi. Surtout, Léo se plaisait à donner son opinion sur l’actualité, sur un ton qui se voulait parodique et féroce envers les commentateurs populistes de droite qui encombrent tous les grands médias.
Pendant quelques mois, j’eus un plaisir fou à jouer, sur un mode ironique, au gros facho raciste et réactionnaire. C’était si facile de s’indigner pour des futilités, si facile de trouver des complots partout, si facile d’expliquer tous les maux de la société par la perversité de quelques boucs émissaires, que je me surprenais à éprouver du plaisir en écrivant, moi qui d’habitude n’accouche de mes textes que dans la douleur.
Jusqu’à ce que je me rende compte qu’on me prenait au sérieux.
Je me suis mise à recevoir des courriels étranges de plusieurs personnes qui selon toute vraisemblance ne se connaissaient pas et qui me disaient en substance « bravo Léo, nous sommes d’accord avec toi, enfin quelqu’un qui ose dire la vérité, et patati et patata ». J’avais beau mettre le paquet, adopter le style du parfait demeuré, aller à fond dans l’absurde et devenir parfaitement odieuse, je ne recevais que des éloges et des encouragements. Je relus alors l’œuvre complète de Léo et je dus me rendre à l’évidence : ce qu’il racontait ne jurait absolument pas dans le paysage médiatique actuel. Avec son vocabulaire de cinq cents mots, ses sophismes gros comme sa bedaine de bière et ses raisonnements d’arriéré mental, il était parfaitement en phase avec tous les autres opinieux qu’on retrouve partout.
Horrifiée, j’ai alors tué Léo, puis je l’ai démembré et caché dans le congélateur de son bungalow de Thurso.
Mercredi dernier, suite à la lecture du Journal de Montréal (mea maxima culpa, mais j’avais une excuse : c’est tout ce qui avait à lire dans la salle d’attente de la clinique où j’étais allée pour une prise de sang), le fantôme de Léo est soudainement revenu me hanter et, plongée dans une transe médiumnique, j’ai craché le texte qui suit :
[MODE LÉO FORGET ON]
Ce matin, le Journal de Montréal a mis le doigt sur un scandale, un vrai, juteux comme je les aime et si révoltant que j’ai failli en restituer mon Œuf McMuffin avec saucisse. Qui a dit qu’on avait besoin de journalistes pour déterrer la marde qui croupit sous la neige et qui menace la salubrité de notre société? Qu’ils restent lockoutés, ces pseudo-intellos de la go-gauche interlectuelle, le Journal est aujourd’hui aussi bon — sinon meilleur — qu’avant. Il est encore épais, absorbant et fait toujours des merveilles dans la litière de mes chats qui n’ont même pas eu à bouleverser leurs habitudes et continuent à pisser voluptueusement sur le charmant minois de Nathalie Elgrably.
Toujours est-il que le Journal a révélé au monde entier le problème dont tout le monde parle depuis des mois, celui qui se trouve au cœur de tous les enjeux contemporains : les brigadiers scolaires, ces syndiqués jouissant de privilèges sans rapport avec leur productivité, ces gras-durs de profiteurs qui parfois, si on se fie à l’héroïque journaleux de Quebecor, arrivent quinze minutes en retard au travail et même (ô scandale!) attendent dans leur voiture que les enfants arrivent au coin de la rue pour les faire traverser. Quand je pense qu’on les paie le salaire mirobolant de DOUZE DOLLARS l’heure pour simplement traverser une rue! C’est tout simplement révoltant. Voilà un autre exemple du gaspillage des taxes que nous devons tous payer à la sueur de notre front! Est-ce que quelqu’un au gouvernement va finir par mettre ses culottes ou vont-ils continuer de se promener les fesses à l’air?
En vérité, je vous le dis, si ça va si mal au Québec, c’est à cause de tous ces parasites qui nous sucent la moelle et ne se donne plus la peine de recracher dans leurs mains et se mettre à travailler. Est-ce que je suis syndiqué, moi? Non monsieur! Jamais je n’embarquerais dans cette gimmick qui fait chuter la productivité de la nation. Ce qui nous manque, c’est de la discipline, surtout si on ne veut pas se faire avaler tout rond par les Chinois. Vous pensez que les brigadiers scolaires sont syndiqués, à Bégigne? Pantoute! Ils se trouvent chanceux quand ils reçoivent un bol de riz et que leur famille n’est pas fusillée parce qu’ils font partie du Falus Gong. Va falloir un jour qu’on fasse preuve de clairvoyance et qu’on devienne extra-lucides! Il faut qu’on coupe dans le gras, si on veut un jour pouvoir soigner les vieux et éviter l’Apocalypse. Les finances publiques sont à terre et ce n’est certainement pas les brigadiers qui vont les ramasser : ils sont bien trop occupés à rester assis dans leur char!
Entéka. Merci à toi, PKP, pour la qualité de l’information que tu nous offres si généreusement; continue de débusquer pour nous tous ces profiteurs qui s’en mettent plein les poches en s’imaginant que tout leur est dû et surtout empêchent les honnêtes milliardaires actionnaires travailleurs de profiter du fruit de leur labeur.
[MODE LÉO FORGET OFF]
Vous voyez? Ce texte d’opinion est si banal que la parodie est à peine décelable. J’ai beau faire de mon mieux pour ridiculiser les bouffons médiatiques, tous mes efforts sont vains car nous avons été conditionnés, tous autant que nous sommes, à trouver ce genre de truc normal et sensé.
Ce qui me scie les jambes, c’est que l’indignation du public est toujours canalisée vers ce genre de détail sans importance et jamais vers le scandale fondamental et permanent de la propriété, de l’exploitation, de la pauvreté, de la domination. Les médias sont toujours à l’affut d’un groupe à stigmatiser, un groupe facilement identifiable dont le comportement semble à première vue scandaleux, mais qui en fait ne porte pas à conséquence.
Voilà ce qu’on veut nous faire croire : la cause de notre vie frustrante, misérable et vide n’est pas celle qui semble flagrante de prime abord — c’est-à-dire devoir se plier à l’esclavage à temps partiel qu’on nomme « travail » pour avoir le privilège de survivre, voir niés ses désirs de liberté en se faisant offrir en échange la possibilité dérisoire d’acheter des cossins inutiles dont on a finalement rien à foutre. Non! La raison de notre insatisfaction serait que d’autres personnes profitent de la situation et ne se plient pas à la même discipline odieuse que nous. Ce sont donc des parasites qui refusent de travailler, de faire les mêmes sacrifices que nous et qui ont quand même accès au nirvana de la consommation. Sus aux profiteurs du système! Au poteau!
Le truc est vieux comme le monde : c’est celui du populisme de droite. Les « responsables » doivent « rendre des comptes ». Ce sont les désœuvrés, les inactifs, ceux qui contournent l’exploitation — même partiellement, même fugacement. Ce discours a l’avantage de transformer le mécontentement en haine gérable par le système en la redirigeant vers les classes inférieures de la société plutôt que vers les institutions et ceux qui les dirigent. Car les bourgeois travaillent, eux, et même beaucoup. Ils se lèvent à cinq heures du mat’ et bossent jusqu’à tard dans la nuit. Ils sont laborieux et donc vertueux. Dans ces conditions, le mal ne peut que se trouver ailleurs.
Voilà pourquoi le travail est continuellement présenté comme une valeur fondamentale et indiscutable. Car bien plus qu’à produire les moyens de subsistance, il sert à maintenir et reproduire l’oppression. Mais ça, c’est une vérité trop choquante, trop inouïe pour être même concevable par l’immense majorité de nos contemporains : remercions les idéologues médiatiques pour ce précieux service offert à ceux qui nous humilient quotidiennement.
Continuez à diriger votre haine vers vos camarades de galère; ça ne vous soulagera ni des coups de fouet ni de votre obligation de ramer, mais vous ressentirez peut-être un peu moins la brûlure de vos chaînes.
Catégories :Crise de larmes
Anne Archet
Héroïne sans emploi, pétroleuse nymphomane, Pr0nographe lubrique, anarcho-verbicruciste, poétesse de ses fesses, Gîtînoise terroriste (et menteuse, par dessus le marché). Si j'étais vous, je me méfierais, car elle mord jusqu'au sang.
C’est pas que j’ai du boulot pour être à l’écran à 5h20 du matin, c’est que je suis malade et que ça m’empêche de dormir. Pi je ne suis pas bourgeois de toute manière !
Oui, le travail comme base de l’existence sociale des individus, c’est une manière assez barbare de se prendre pour des civilisés !
:-))
c’est pas facile, hein, la schizophrénie?
Ouaille Léo t’a bin raison! Maudi brihgadié a marde!
J’ai vu un reportage sur la schizophrénie à la télé (publique). Un psychiatre du principal hôpital psychiatrique français définissait l’une des formes de la schizophrénie ainsi: rester chez soi sans travailler et ne voir aucun problème dans cette inactivité. Juste ça, pas d’hallucination. Ne pas ressentir une pulsion irrépressible à trouver un employeur pour le servir serait donc de la folie. Super.
Bof, la droite populiste au Québec n’engendre que des grandes gueules. Ils ont un discours qui peut paraître séduisant à entendre pour plusieurs mais il me semble que cela ne va pas beaucoup plus loin. Le parti politique qui les représente est en déroute.
Pour ce qui est de la valeur du travail, elle me semble indéniable. L’individu est généralement content de servir la collectivité à la mesure de ses moyens et de ses aspirations et/ou talents. Il sera cependant frustré si on le cantonne à exécuter des tâches qui ne lui donne pas ce sentiment. Je me trompes?
P.S. Bien sur, mon commentaire escamote votre propos sur le travail (esclavage) pour de l’argent qui permet de consommer, mais bon c’est un autre débat.
Moi je suis un faignant et heureux de l’ être, consommez moins donc travailler le moins possible pour le plus d’ argent, prendre 4 mois de vacances à jouer de la guitare sur la plage en Inde, la vrai vie…
Ah l’ éloge de la paresse n’ est pas assez souvent fait ….
@Brandy,
tu ne fais que profiter de la valeur l’argent que te permets la chance d’être né dans un pays occidental pour ton bénéfice personnel. C’est correct, mais malheureusement cela n’est possible que pour les nantis. Ton train de vie de pacha, nul serveur des restaurants que tu fréquentes en vacances ne peut se le permette.
Si tu veux te vanter de ça….
«L’individu est généralement content de servir la collectivité à la mesure de ses moyens et de ses aspirations et/ou talents. Il sera cependant frustré si on le cantonne à exécuter des tâches qui ne lui donne pas ce sentiment. Je me trompes?»
Oui, Clopp, vous vous trompez, et pas seulement parce que vous mettez un «s» à «trompe». Le travail, c’est l’obligation d’avoir à faire une certaine activité pour avoir le privilège de survivre. Cette activité apporte rarement du bonheur, même si certains individus en retirent effectivement du plaisir. La plupart des mortels sont affligés de jobs si merdiques que la satisfaction altruiste de «servir la collectivité» est une bien médiocre compensation.
Le travail est de l’esclavage à temps partiel. Certains esclaves sont heureux de l’être, mais ça ne change en rien leur statut d’esclaves.
Quant à la droite populiste, elle est la caution populaire de la droite tout court, qui est au pouvoir au Québec depuis… hum… toujours.
« Le travail, c’est l’obligation d’avoir à faire une certaine activité pour avoir le privilège de survivre »
C’est con comme argument, vous vous nourrissez comment vous? On vous gave encore à la ceuillière?
Franchement je suis déçu.
Travaille pas, mange pas. Comme à Auschwitz: le travail, c’est la liberté.
Je me demande quel argument est le plus con.
Désolé, je ne vois pas le rapport avec Auschwitz, sinon dans des cas de dominations extrêmes, comme dans les camps de concentrations/exterminations.
Mais bon si c’est votre seul argument j’en prend acte et en suis désolé. La conversation vient de s’éteindre.
La conversation est finie parce que je l’ai déjà fait deux fois avec vous, clopp. Si vous voulez avoir mes arguments au sujet du travail, allez lire mes textes; y’en a marre de toujours se répéter. Pour vous le travail est un fait de civilisation. Pour moi c’est la base de l’exploitation. On ne s’entendra jamais.
« Pour vous le travail est un fait de civilisation. Pour moi c’est la base de l’exploitation. »
Pour moi le travail n’est pas un fait de civilisation. L’organisation du travail l’est cependant, bien sur!
Maintenant si voulez décrire à quoi ressemblerait concrètement l’organisation du travail dans la société de vos rêves, je suis prêt à l’entendre.
Je vois. Donc, le travail n’est pas pour vous un fait de civilisation, mais bien un phénomène naturel. Voilà le coeur du malentendu.
Je ne veux pas que le travail soit organisé, je veux qu’il soit aboli. Et je ne rêve d’aucune société.
merci de cette réponse rapide. Je vais lire attentivement et vous revenir dans quelques jours.
Joyeuses Pâques à vous et à votre petite famille.
Je viens de lire votre texte sur le travail. J’ai plusieurs réserves.
Assimiler esclavage et travail salarié il y a un sacré racourci que je ne digère pas du tout. Si vous ne saissaissez pas l’immense différence entre les deux…
Comme votre texte sur le travail repose essentiellement sur un amalgame des deux, il me semble partir sur de très mauvaises prémisses.
puis plus tard vous écrivez
« La race, le sexe, l’ethnie, la religion, l’orientation sexuelle sont tous des constructions sociales dont l’utilité est d’assurer la pérennité des systèmes de domination hiérarchiques. Dans les zones les plus avancées du capitalisme où le marché régit la plupart des relations entre les individus, les identités sont en grande partie définies à partir de marchandises qui les symbolisent; leur interchangeabilité devient gage de reproduction sociale, comme c’est le cas dans la production économique. »
Je ne vois pas du tout de rapport entre règles sociales et règles économiques.
Vous évrivez ensuite
« Il faut refuser le travail et s’inspirer du meilleur de l’esprit des socitétés pré-hiérarchiques: approcher les moyens de subsistance comme une activité ludique. »
Je n’aurais qu’une boutade pour répondre à ça.
Ben oui, chasser des phoques pendant 8 heures pour se nourrir c’est ludique, mais aller au supermarché ne l’est pas!
Si je tentes de résumer grossièrement votre propos, vous dites que ceux qui travaillent sont des pauvres qui sont obliger de travailler, ils perdent leur vie. Puis vous semblez assimilé temps de travail et classe dominante. Ce qui est faux.
Tout le monde travaille sauf les rentiers, ça n’a rien à voir avec une classe dominante il me semble. Seul la nature du travail change.
P.S. Je lance ces remarques pêle-mêle et il se peut que je sois passer à côté de l’essentiel de votre propos.
(nouvelles de France III)
Nous avons mieux par chez nous. Je suis bien en peine de savoir si mon cas est « unique » ou s’il est répandu. Par une surenchère de justifications techniques toujours plus grossières la bureaucratie (dont je suis « redevable » d’une allocation) ponctionne régulièrement cette maigre allocation, au point de la réduire à 250 euros/mois, pour la raison…que j’ai travaillé…quelques heures… En vérité dans une période de pandémie d’emplois ils me laissent volontairement dans le doute: dois-je travailler? Ne dois-je pas travailler?
Il me semble que je devrais postuler à EDF avec la conviction et la motivation de répandre le cancer dans les eaux des fleuves qui voisinnent avec les centrales nucléaires puisque récemment des employés d’EDF ont sciemment violés mon territoire, dans la grande tradition de la servitude la plus aboutie: le fascisme.
Le diagnostic a toujours le dernier mot.
c marrant. si j’ai bien tout suivi ( j’ai parfois du mal), tu vis au canada et bien moi je vis en france ( c la où c’est compliqué) et en te lisant j’avais l’impression de lire une blogueuse du pays à marianne. Comme quoi, vous auriez dû rester français!
À mon avis, le travail devient esclavage lorsqu’on tente d’en créer et lorsque l’on tente d’occuper les gens avec du travail de surplus. L’esclavage ne vient pas du fait qu’il faille faire sa part pour manger et se loger, mais du fait que l’on ait à travailler plus pour manger et se loger PARCE QUE les exigences de la société font en sorte qu’on ait toujours « besoin » de plus. Par exemple, vous payez un loyer. Il pourrait être moins cher, MAIS le proprio veut une voiture, une télévision, etc. Étant donné que tout le monde veut se doter d’objets superflus, tout le monde doit en payer le prix, même ceux qui n’en veulent pas des merdes qu’on nous vend. Pour subvenir à nos besoins de base, nous aurions en fait à travailler très peu, mais les prix ne baisseront jamais, puisque la majorité veut toujours plus. D’ailleurs, pour éviter de trop travailler, je marche ou cours, je ne suis abonné à aucun service (même pas de téléphone, et j’emprunte des connexions internet), je vis dans un appartement minuscule avec beaucoup de personnes (mais c’est pas grave, y a de la place puisque je n’ai pas de meubles), et mes occupations sont fort simples: je m’entraîne, je lis et j’écris, je me promène à l’extérieur et explore mon environnement, je voyage (en marchant ou sur le pouce, je dors dehors et mange peu), je vois des amis et je passe du temps avec eux, je fais du bénévolat (d’ailleurs, je suis un partisan du volontarisme, il y a énormément de « produits » qui pourraient être gratuits si les gens partageaient simplement leurs passions, notamment au niveau de l’art)… Des activités très simples, qui ne coûtent absolument rien, qui ne me rendent dépendant de rien, et qui sont riches en expériences enrichissantes et en enseignements. Pourquoi est-ce que j’ai tout ça? Parce que je me contente de très peu, et que j’emmerde les valeurs du travail, qui selon moi consistent à gaspiller sa vie. Je suis prêt à travailler pour subvenir à mes besoins, mais un minimum seulement.