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L’hydre à deux têtes

Voici un truc que j’ai écrit il y a presque une décennie — et ça se voit au style ampoulé et laborieux qui était le mien à l’époque. Il s’agit du dernier texte qui me restait à rapatrier de mon autre site, qui à partir de tusuite n’est plus officiellement qu’un réceptacle unique à obscénités diverses et épithètes fleuries. Si on oublie la référence à ces caricatures d’elles-mêmes que sont devenues Bazzo et Parizeau («elles-mêmes», parce que j’ai décidé que le féminin l’emporterait, pour une fois), je crois que ça reste pertinent et d’actualité – malheureusement.

L'hydre à deux têtes

«Jamais les États nationaux n’ont-ils été aussi importants pour protéger les gens.
Ils reviennent à leur rôle d’autrefois, comme protecteurs des gens.
Tout le monde a compris ça, y compris les anarchistes.
Ce qu’il y a de remarquable, c’est de voir les anarchistes demander aux
gouvernements de protéger le peuple contre les effets de la mondialisation.
C’est quand même le bout du monde quand on pense qu’il y a cinquante ans
ils refusaient toute forme de gouvernement!»

— Jacques Parizeau, interviewé par Marie-France Bazzo
le 16 février 2005

*  *  *

Je n’aurais jamais cru que ça arriverait un jour, mais il semble que j’en suis arrivée là: ce matin, je suis d’accord avec Jacques Parizeau. Comme lui, je constate (mais avec un désarroi qui n’est probablement pas le sien) qu’il est courant d’entendre de nos jours des anarchistes en appeler à la défense des programmes sociaux providentialistes, voire carrément des États nations qui sont menacés par les multinationales, l’OMC, la Banque mondiale et les autres institutions économiques internationales. Selon ces anars, l’État ne détient pas vraiment de pouvoir autonome: il ne serait que le gestionnaire des institutions de contrôle social qui permettent aux grandes entreprises et à la bourgeoisie de maintenir leur ascendant sur le peuple. Mais si l’État n’est qu’un instrument entre les mains des maîtres de ce monde, pourquoi ne serait-il pas possible pour le «Peuple» de le confisquer et s’en servir comme une institution d’opposition aux entreprises transnationales? Pourquoi ne pourrait-il pas devenir un moyen de protéger les petits et les exploités contre les effets terribles du capitalisme mondialisé?

C’est un raisonnement similaire qui semble se trouver derrière l’idée proposée par certains anti-capitalistes contemporains — et je pense en particulier à Noam Chomsky — que nous devrions, en tant qu’anars, défendre les intérêts des États nations, le dernier rempart qui nous reste contre la grande entreprise, la mondialisation et ses institutions économiques internationales.

Foutaises tragiques que tout cela. L’État ne pourrait exister si notre capacité de déterminer nous-mêmes les conditions de notre propre existence en tant qu’individus associés librement les uns aux autres ne nous avait pas été volée. Cette dépossession est l’aliénation sociale fondamentale, celle qui permet toutes les formes de domination et d’exploitation. On peut, la retrouver à l’origine de l’imposition du principe de Propriété, qu’on peut définir simplement comme la confiscation par un individu ou une institution (privée ou publique) des outils, des espaces et des ressources nécessaires à la survie, les rendant inaccessibles aux autres. Cette confiscation est rendue possible grâce à l’exercice ou la menace de violence. Privés de tout de qui leur est nécessaires pour créer leur propre vie, les dépossédés sont contraints de se conformer aux dictats des propriétaires autoproclamés de la richesse s’ils veulent simplement assurer leur survie — ce qui n’est rien d’autre que de la servitude, de l’esclavage. L’État est l’institutionnalisation de ce processus qui transforme l’aliénation de la capacité des individus à déterminer les conditions de leur propre existence en une concentration de pouvoir concentré entre les mains d’un petit nombre.

Depuis le XIXe siècle, les historiens débattent des liens historiques entre la concentration du pouvoir et la concentration de la richesse. Le capitalisme a-t-il créé l’État moderne ou est-ce l’État qui a permis l’émergence du capitalisme? La question est cruciale, fondamentale, mais elle ne change rien à nos vies, ici et maintenant, puisque l’État et le capital sont aujourd’hui parfaitement intégrés. Personnellement, je serais encline à croire que c’est l’État qui fut la première institution qui accumula la propriété dans le but de s’assurer ressources nécessaires pour lui assurer le contrôle des populations qui lui étaient soumises. Les surplus confisqués par l’État lui ont permis de développer de multiples institutions grâce auxquelles il a pu renforcer son pouvoir: l’armée, les institutions religieuses et idéologiques, la bureaucratie, la police et ainsi de suite. L’État a pu ainsi, dès ses origines, être compris comme une institution intégrée au capitalisme, mais qui possède ses intérêts propres — qui se résument au maintien de ses prérogatives et de son pouvoir de contrôle sur ses sujets.

Comme toutes les institutions capitalistes, l’État offre des services à un coût spécifique — principalement la protection de la propriété et le maintien de la paix sociale. Grâce à son système légal et aux moyens de violence qu’il détient, l’État définit et limite l’accès à la propriété. En fait, la propriété privée ne peut exister sans la protection exercée par l’État — ou des institutions assimilables à l’État —, une protection qui consiste à neutraliser ceux qui veulent tout simplement prendre ce qu’ils veulent. (C’est d’ailleurs pour cette raison que Max Stirner considérait la propriété privée parmi les «Fantômes» que doit abattre l’Unique.) L’État fournit également au vulgare pecus une protection contre les envahisseurs et tout ce qu’il choisit de définir comme un crime. En tant que seul protecteur de toute la propriété à l’intérieur de ses frontières — un rôle assuré grâce à son monopole de la violence — il établit un contrôle réel et effectif de cette propriété (dans la mesure, évidemment, de sa capacité réelle à exercer ce contrôle). Le coût de cette protection ne se résume pas aux taxes et impôts prélevés par l’État; on doit y ajouter les diverses formes de services obligatoires et surtout, la soumission de tous aux multiples rôles sociaux nécessaires au maintien des dispositifs de pouvoir. L’existence de la propriété exige la protection de l’État et l’État protège la propriété qui, ultimement, n’est qu’étatique, même si on la qualifie de privée.

La même violence qui sert à protéger la propriété, la violence implicite de la loi et celle, explicite, de la police et de l’armée, sert aussi à l’État pour maintenir la paix sociale. Évidemment, par «paix sociale», on entend généralement la guerre perpétuelle que l’État livre contre les exploités, les exclus et les marginaux — la guerre des dominants contre les dominés dont l’objectif est de prévenir et de supprimer toute velléité de résistance ou de contre-attaque face à l’exercice de la violence étatique. Évidemment, une paix sociale uniquement basée sur la force brute est toujours précaire. Il est donc nécessaire à l’État de convaincre l’immense masse des dominés que leur intérêt est la pérennité de l’État et de l’ordre social qu’il défend. En Égypte antique, la propagande religieuse élevant le pharaon au rang de dieu justifiait l’extorsion des paysans et la confiscation des surplus des récoltes, ce qui rendait la population égyptienne totalement dépendante du bon vouloir de l’État en cas de disette. Dans nos démocraties libérales, l’État soumet la population à un curieux chantage où ceux qui ne participent pas aux grandes messes électorales ne sont pas autorisés à se plaindre et ceux qui y participent se voient obligés d’accepter la «volonté du peuple» sans se plaindre. Et derrière ce chantage, les prisons, les soldats et les flics ne se trouvent jamais bien loin. Voilà l’essence de l’État et de sa paix sociale; le reste n’est que vernis, que belles paroles.

Depuis l’Antiquité, l’État poursuit ses propres intérêts économiques et s’il travaille aujourd’hui à perpétuer le capitalisme ce n’est pas parce qu’il est subordonné à ses institutions mais bien parce que c’est la meilleure façon d’assurer son pouvoir économique et ainsi tenir tête à ses concurrents, qui sont les autres États. Les États les plus faibles finissent toujours par tomber sous le joug des puissants États impérialistes pour la même raison que les corporations les plus faibles sont avalées par la concurrence: parce qu’ils ne disposent pas de la force nécessaire pour protéger leurs intérêts. Ainsi, les États participent grandement à l’élaboration des politiques économiques, autant sinon plus que les grandes corporations. Surtout que ce sont les États qui sont appelés à faire respecter ces politiques…

Le pouvoir de l’État réside dans son monopole de la violence. Ceci lui confère un pouvoir économique très concret, pouvoir dont dépendent les institutions économiques internationales comme la Banque mondiale et l’OMC. Non seulement ces institutions sont-elles formées par des délégués nommés par tous les États puissants, mais elles dépendent pour l’essentiel de la force militaire de ces États pour imposer leurs politiques — cette menace de violence physique qui doit toujours être présente pour que soit possible tous les gestes d’extorsion économique. Avec tout leur potentiel de violence, pourquoi les États impérialistes s’abaisseraient-ils à jouer les valets des institutions économiques internationales? Leur relation en est plutôt une de collaboration mutuelle, au profit de l’ensemble de la classe dominante.

Mais ce n’est pas tout. L’État contrôle aussi la plupart des infrastructures nécessaires à la production et au commerce. Les autoroutes, les ponts, les chemins de fer, les ports, les aéroports, les satellites de surveillance et de communication, les réseaux de fibres optiques et les systèmes de communication et d’information sont la plupart du temps publics ou fortement contrôlés par l’État. La recherche scientifique et technologique dépend aussi largement des universités publiques et du secteur militaire.

Les corporations privées dépendent donc de l’État pour maintenir leur existence, leurs activités et leurs profits. On peut difficilement affirmer que l’un contrôle l’autre, tant ils forment un système intégré de pouvoir, une véritable hydre à deux têtes qui fonctionne pour perpétuer la domination et l’exploitation et toutes les autres conditions imposées par la classe dirigeante à notre existence. Dans ce contexte, la Banque mondiale et l’OMC ne peuvent qu’être comprises que comme des moyens choisis par les États et les corporations pour coordonner leurs activités et ainsi assurer une unité de la domination des exploités au sein d’une compétition entre intérêts politiques et économiques. L’État ne sert donc pas ces institutions; c’est plutôt elles qui servent les intérêts des États et des capitalistes les plus puissants.

Comment peut-on, dans ces conditions, espérer la destruction de l’ordre social inique en jouant l’État-nation contre les capitalistes? Leurs intérêts sont identiques, et c’est justement le maintien de cet ordre social. Ce que l’on désigne sous le nom de mondialisation — et qui n’est finalement rien d’autre que le processus, commencé il y a plus de cinq cents ans, d’extension planétaire du marché, de marchandisation du monde — ne change rien fondamentalement aux critiques que les anarchistes ont toujours adressées à l’État. Il est donc nécessaire de reconnaître les liens inextricables entre l’État et le capitalisme, entre la domination et l’exploitation, si nous voulons espérer un jour reprendre notre capacité à créer par nous-mêmes les conditions de notre propre existence.

Catégories :Crise de larmes

Anne Archet

Héroïne sans emploi, pétroleuse nymphomane, Pr0nographe lubrique, anarcho-verbicruciste, poétesse de ses fesses, Gîtînoise terroriste (et menteuse, par dessus le marché). Si j'étais vous, je me méfierais, car elle mord jusqu'au sang.

1 réponse

  1. Malissa ne scintille pas, elle phosphore. Bonne nuit, vilain chat.

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