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Le jour de la mémoire sélective

Bon, je l’avoue tout de suite : dès que je me fixe une date de tombée, c’est trop tentant de ne pas la respecter. C’est comme les pancartes «Ne pas marcher sur le gazon» : pour moi, c’est une incitation impétueuse à la désobéissance.

Nous voici donc bien après le jour de l’oubli (que je n’avais pas oublié, malgré la gentille remontrance de Bakouchaïev) et il est grand temps de vous donner la solution de mon super jeu incroyablement divertissant. Vendons tout de suite le punch : il s’agit de soldats canadiens photographiés alors qu’ils interviennent dans deux guerres civiles oubliées du XXe siècle – oubliées, même par le Musée canadien de la guerre et le Ministère des anciens combattants. Lest we forget mon cul, hein.

Avant de dévoiler la solution et le nom du lauréat, j’aimerais vous dire à quel point les commémorations officielles me tapent magistralement sur les rognons. Nous vivons dans une société (postmoderne, il va sans dire) qui entretient et cultive l’ignorance et l’oubli, principalement par son système d’éducation trop efficace pour être honnête et ses médias de masse qui nous instillent quotidiennement leur camelote décérébrante et hautement addictive. Cette immersion dans l’ignorance béate et le présent perpétuel est ponctuée par des commémorations organisés par nos gouvernements bienveillants qui nous rappellent périodiquement les aspects de notre passé qui sont utiles à l’entretient des assises de leur pouvoir. Évidemment, cela ne se fait pas sans heurts ni controverses (on n’a qu’à se rappeler de la tentative ratée de mettre en scène la bataille des plaines d’Abraham et le fameux moulin à paroles en 2008), mais la plupart du temps, on crée des mythes utiles qui nous confortent dans l’idée que nous vivons une époque formidable dans le meilleur pays au monde, grâce au sacrifice héroïque de nos ancêtres sur qui il serait vachement ingrat de cracher notre bile.

L’histoire officielle – qui bien souvent est la seule que connaissent les non-historiens, journalistes et intellectuels compris – est une galerie des glaces remplie de statues de cire et de saints momifiés, jetés à la face d’un public plus ou moins blasé. La commémoration terminée, les images d’Épinal qui restent dans l’inconscient collectif ne sont plus que des clichés grotesques et éculés. La grande noirceur duplessiste, époque heureusement révolue faite de fanatisme religieux, d’anti-gauchisme hystérique et de corruption généralisée (lol). La révolution tranquille, le moment béni des dieux où le Québec s’est retourné sur un dix cennes et est devenu moderne le temps d’une nuit à Schefferville. Les aborigènes de Nouvelle France qui sont passés de sauvages dévoreurs de cœurs encore palpitants de missionnaires à gentils écologistes qui ont toujours vécu en harmonie avec les colons français – jusqu’à ce que les méchants anglais tuent leurs bisons et les mettent dans des réserves, ce qui les a transformés en méchant mohawks anglos qui vendent des cigarettes de contrebande qui font tousser jaune. Sans compter la querisse de guerre de 1812 qui aurait créé le Canada moderne, même si aucun des combattants savaient qu’ils étaient des Canadiens.

Cette mémoire sélective, dont le Jour du souvenir est la parfaite illustration, est une des multiples armes dont le pouvoir a recours pour nous asservir. Dans le discours du gouvernement fédéral, les anciens combattants sont tous des patriotes qui ont volontairement donné leur jeunesse, leur santé et même leur vie pour défendre la liberté que nous avons le privilège de savourer chaque jour. Pour ce qui est de la liberté, nous savons tous que c’est une blague monumentale. Il ne faut toutefois pas oublier que le cliché du vétéran-combattant-volontaire-de-la-liberté est tout aussi risible.

Bon, la solution, maintenant. Les soldats des deux photos ont en commun d’être des combattants oubliés qui ont été parachutés en plein milieu de guerres civiles. La différence, c’est que les premiers l’ont fait à leur corps défendant, alors que les autres l’ont fait volontairement et dans l’enthousiasme.

La première photo date de 1919. On y aperçoit des soldats du corps expéditionnaire canadien qui avaient établi leur camp près de Murmansk, en Sibérie. Depuis 1918, une guerre civile opposant l’armée rouge bolchévique d’une part et les armées blanches pro-tsaristes de l’autre faisait rage. Les alliés de la Première guerre mondiale, voulant étouffer dans l’œuf la révolte populaire que constituait (aussi) la révolution russe, décidèrent d’intervenir pour ouvrir un front oriental en soutien aux blancs.

Alors que l’armée insurrectionnelle de Makhno redistribuait en Ukraine la terre directement aux paysans, le brave soldat qu’on voit sur la photo se battait pour réinstaurer une des pires dictatures de l’histoire, celle des Romanov. Membre du 259e Bataillon (une unité formée spécialement pour cette mission), il était fort probablement un conscrit  de Montréal ou de Québec –  soit les régions du Canada ayant le plus protesté contre la conscription et l’ayant même rejetée lors de l’élection référendaire de 1917. Des 1 083 hommes du bataillon, seuls 378 étaient des volontaires. Et encore : on leur avait dit qu’ils allaient sauver la mère patrie britannique et/ou française des barbares boches qui menaçaient l’humanité et la civilisation, pas qu’ils se retrouveraient les deux pieds dans la neige de la Sibérie à se geler le cul pour un conflit dont ils ne saisissaient pas trop les tenants et les aboutissements. En tout, 4000 soldats furent envoyés en Sibérie et 24 y perdirent la vie, après avoir lutté farouchement… contre l’ennui,  contre l’absurdité incompréhensible de la situation et contre la démangeaison lancinante de se mutiner. De retour au pays, ils furent traités comme les autres vétérans de la Grande Guerre, sans toutefois mettre l’emphase sur la particularité de leur expérience, si bien que l’intervention en Russie est carrément disparue de la mémoire collective.

Si les combattants du corps expéditionnaire canadien en Sibérie étaient pour la plupart des conscrits récalcitrants, ceux qui figurent sur la seconde photo étaient plutôt des volontaires enthousiastes. Il s’agit de canadiens du bataillon Mackenzie-Papineau, qui ont été intégré dans le quinzième régiment des Brigades internationales dans le camp républicain lors de la Guerre civile espagnole.

Les Mac-Paps, comme on les surnommait, étaient pour la plupart des immigrés ou des fils d’immigrés qui militaient surtout au sein du Parti communiste du Canada, mais aussi dans le mouvement syndical et dans le CCF, l’ancêtre du NPD. Vous connaissez probablement  le contexte : en 1936, un coup d’État raté contre la république espagnole plonge le pays dans la guerre civile. Le conflit oppose les forces du front populaire (nationalistes catalans, socialistes, communistes et anarchistes) aux militaires fascisants du général Franco qui jouissent de l’appui de l’Église catholique, de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie. Ce conflit est aussi une révolution sociale de type anarchiste, due à l’influence des syndicats de la CNT en Catalogne et en Aragon, et aussi une guerre civile à l’intérieur de la guerre civile, entre les anarchistes et le POUM trotskisant d’une part et les communistes de l’autre. Enfin, la Guerre d’Espagne est en quelque sorte la répétition générale de la Seconde guerre mondiale, où sont expérimentées les tactiques qui marqueront ce conflit, comme le bombardement systématique des populations civiles.

Lorsque le conflit fut déclenché, de nombreux volontaires en provenance de partout au monde décidèrent de s’enrôler pour voler au secours de la république espagnole. Ces brigades internationales, bien qu’organisées par l’Internationale communiste (et donc, par l’URSS), étaient formées de militants de convictions diverses qui avaient en commun le désir de stopper la progression du fascisme dans le monde.

Les brigadistes canadiens étaient pour la plupart des anglophones de Montréal. Ils se sont battus à Jarma, près de Madrid, entre février et juin 1937, puis ont participé à la bataille de Brunete en juillet de la même année. On les retrouve dans toutes les autres batailles majeures jusqu’à la fin du conflit : Teruel, l’offensive d’Aragon, la bataille de l’Èbre. Au moment de la prise de la Catalogne par les forces de Franco, certains ont pu fuir par bateau, alors que la majorité a dû traverser les Pyrénées à pied pour se réfugier en France… où ils furent arrêtés par les gendarmes et mis en camp de concentration.

Le retour au pays fut particulièrement difficile pour les Mac-Paps. Le gouvernement canadien était franchement hostile envers eux, sous prétexte qu’il s’agissait de sales communistes (ce qui, comme je l’ai dit plus haut, n’était pas exact). Ce n’est qu’en janvier 1939 qu’Ottawa accepta de les laisser rentrer au pays. Ces vétérans furent l’objet d’enquêtes de la GRC, la plupart d’entre eux furent placés sur des listes d’individus subversifs et eurent toutes les misères du monde à se trouver de l’emploi. Lorsque le Canada déclara la guerre à l’Allemagne, certains Mac-Paps furent interdits de service dans l’armée pour cause de «manque de fiabilité politique» – l’État-major allant jusqu’à les qualifier d’«antifascistes prématurés».

Le nom des Canadiens qui sont morts en Espagne n’apparaît pas dans les livres du souvenir qui se trouvent dans la Tour de la Paix du parlement et leur sacrifice n’a jamais fait l’objet d’une mention pendant les célébrations du Jour du souvenir. Aucun de ces vétérans n’a eu droit à une pension ou aux services de santé offerts par le Ministère des anciens combattants. On a attendu la chute de l’URSS (et le décès de la plupart d’entre eux) pour ériger, en 2001, un monument commémoratif à Ottawa que je n’avais jamais visité avant hier après-midi, malgré que j’habite juste de l’autre côté de la rivière depuis dix ans.

Maintenant, je sais que la question qui brûlent TOUTES vos lèvres est : «Qui a gagné et quel est le prix mirobolant et flabergastant qu’il ou elle se mérite?» Puisque je n’ai pas eu de réponse claire de personne, voici comment nous allons procéder. Si vous estimez avoir gagné, écrivez-moi en privé; si votre argumentation est convaincante, vous recevrez une copie de Pr0nographe, le ebook érotique qu’il faut se procurer pour pouvoir dire qu’on l’a lu. Je sais, je sais, je suis un monstre de générosité. Ça va me perdre, un jour.

Catégories :Grognements cyniques

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Anne Archet

Héroïne sans emploi, pétroleuse nymphomane, Pr0nographe lubrique, anarcho-verbicruciste, poétesse de ses fesses, Gîtînoise terroriste (et menteuse, par dessus le marché). Si j'étais vous, je me méfierais, car elle mord jusqu'au sang.

8 réponses

  1. Il y a un docu de l’ONF que j’ ai visinné dans un avion sur les canadiens qui ont joint les brigades internationales contre Franco …..

  2. J’avoue qu’après avoir vu la photo la deuxième fois, j’ai tout de suite compris de quel conflit il s’agissait. En effet, il s’agit d’une opération méconnue.
    Pour ce qui est de la seconde photo, je n’ai pas deviné bien que j’aurais du. J’ai eu le plaisir de visiter les champs de bataille républicain de Madrid il y a quelques mois. Dont certains ont été maculés du sang des Mac-Paps.
    Au plaisir

  3. Je me suis basée essentiellement sur le «Dictionary of Canadian military history» de Bercuson et Granatstein, qui commence à être daté (1992). En ce qui concerne la force expéditionnaire en Sibérie, l’expert est Ian Moffat. Il a fait sa thèse sur le sujet. Quant au Mac Pap, le bouquin de Michael Petrou («Renegades: Canadians in the Spanish Civil War» 2008) est pas mal du tout..

  4. J’étais au lancement de Renegades, qui avait lieu au musée de la guerre ironiquement. À la question de l’auteur du « pourquoi il y a pas de salle ou de plaque ou qqc sur les Mac-Paps au Musée », le conservateur a répondu, en substance, « ici c’est un musée où on montre les guerres où le Canada s’est battu pour la démocratie ». Et là, il y avait un des vétérans des Mac-Paps toujours vivant qui était là et qui s’est levé pour dire: « pensez-vous que ce n’était pas pour la démocratie moi que je me suis battu, où était le Canada quand je me battais contre les fascistes »? C’était un moment assez intense.

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