Menu Accueil

Quidam

Je devrais cesser de lire les chroniqueurs populistes à la con. Je devrais aussi arrêter de lire les âneries mal orthographiées que les bien-pensants sèment un peu partout sur le web. C’est mauvais pour ma pression et surtout, ça renforce mon pessimisme naturel quant à l’avenir de l’espèce humaine. En temps normal, j’arrive assez bien à garder les bêlements du troupeau dans mon angle mort, mais la crise actuelle a agi comme un révélateur des postures sociales de tous et de chacun; le pouvoir s’est mis à parler le langage sans fards du pouvoir… et les quidams, les faibles, les hommes et les femmes du troupeau, se sont mis à bêler si fort que leurs cris arrivent presque à recouvrir le bruit des manifs.

Difficile de ne pas être nietzschéenne devant le déferlement public de ressentiment dont nous sommes en ce moment témoins. C’est comme si tous les faibles de la société avaient décidé collectivement d’écrire une annexe à Ainsi parlait Zarathoustra. Ne soyez pas choqués par le mot «faible», vous savez bien qu’il s’applique parfaitement à eux. Vous les connaissez autant que moi, ils disent former la majorité silencieuse, alors qu’on n’entend qu’eux. Ce sont les êtres du ressentiment, les quidams.

Pour illustrer le concept de ressentiment, Nietzsche avait recours à la parabole de l’agneau qui disait: «je pourrais faire tout ce que fait l’aigle; j’ai du mérite à m’en empêcher; qu’il fasse comme moi et agisse en agneau!» Malgré ses discours parsemés du mot «libârté», l’amour que le quidam porte réellement à la liberté, à l’indépendance d’esprit et à la souveraineté de son être est surtout imaginaire. Le quidam n’est pas heureux quand il est libre: il est inconfortable, inquiet et intolérablement seul. Il recherche le parfum chaud du troupeau et la direction rassurante du berger. Il ne désire rien autant que la paix – la paix sociale, celle qui règne dans une geôle bien tenue. Le quidam est prêt à tout sacrifier pour connaître cette paix horrible, surtout leur dignité et leur amour-propre. Le quidam ne veut pas la liberté, mais la sécurité.

Voilà pourquoi le quidam, qui vit dans la terreur perpétuelle et qui subit mille vexations de peur de perdre la protection que la société lui offre, crache son venin sur le révolté, l’autre, l’en dehors – bref, tous ceux et celles qui sont en rupture avec l’ordre et décident de vivre selon leurs propres termes. Le quidam se tue au travail, croule sous les interdits, est parfaitement dominé et domestiqué; il ne peut supporter l’idée que quiconque ne subisse pas le même triste sort que lui. S’il souffre, tous doivent souffrir. S’il paie, tous doivent payer. S’il doit se rendre chaque matin, comme un automate, se tuer à petit feu dans un boulot idiot, il faut que tout le monde fasse de même. S’il est constamment frustré et doit se contenter de survivre plutôt que de vivre, il faut que personne d’autre n’ose relever la tête et se libérer. Le quidam perçoit tout ce qui menace un peu ses rituels grégaires, sa morale, sa sacro-sainte sécurité et l’uniformité beige de son conformisme comme un danger mortel. Ceux qui refusent le sacrifice de soi absurde deviennent pour lui une menace, un ennemi à abattre impitoyablement. Là réside toute la liberté qu’ils réclament: celle de pouvoir dénoncer ceux qui méritent d’être envoyés au poteau.

C’est l’anarchiste Voltairine de Cleyre qui disait que les attitudes politiques des individus ne sont pas fondamentalement déterminées par la raison, mais bien par le tempérament. Il y a dans chacun de nous une tendance à la soumission grégaire et une tendance à l’indépendance; le faible est celui qui est dominé par ses instincts de bête de troupeau et le fort, celui qui désire par dessus tout la pleine souveraineté de son être. Le faible est sourd aux arguments du fort; autrement dit, on aura beau écrire, faire des discours, des assemblées, des sermons, des séances de motivation collective, on arrivera probablement jamais – du moins dans un avenir prévisible – à le convaincre.

«Y’en a pas un sur cent», chantait Léo Ferré dans les années soixante au sujet des anarchistes. La proportion a-t-elle vraiment changé depuis? En ce qui me concerne, après presque vingt années d’efforts, je me suis rendue à la plate évidence que les tentatives de convaincre les quidams des bienfaits de l’anarchie sont presque toujours futiles. Les individus deviennent anars parce que l’idée de vivre sans contraintes les séduit, ce qui est conforme à leur tempérament, à leur sensibilité. Il ne s’agit alors pas d’une conversion, mais bien de devenir ce qu’ils sont déjà. Par ailleurs, force est de constater que la servilité et l’esprit de soumission du troupeau est une des constantes de l’histoire; on ne pourrait comprendre sans eux la pérennité pluriséculaire des institutions de domination sociale. Je suis de plus en plus tentée de croire que cette soumission et que cette servilité caractériseront notre espèce jusqu’à son extinction. Dans ces conditions, les anars devraient peut-être avoir la lucidité d’admettre que leurs rangs ne sont pas prêts de se garnir et surtout, de diriger leurs efforts envers ceux et celles, par définition extrêmement minoritaires, qui sont prédisposés à recevoir leurs idées, plutôt que d’espérer les rendre acceptables à la masse des quidams qui viscéralement sont incapables de les accepter.

Car jamais il ne viendrait au quidam l’idée de prendre le risque d’abandonner les prescriptions sociales qui l’oppriment et d’agir pour se rapproprier sa vie; ce serait pour lui une perte, pas un gain. Il préfère, lorsque le temps est calme, bêler tranquillement en chœur avec le troupeau, et se mettre à hurler d’approbation lorsque les loups nous égorgent. Le quidam est un faible – et c’est toujours les faibles qui ont le dessus, car leur amour de leurs chaînes est si puissant qu’il permet aux maîtres de nous les imposer.

Catégories :Grognements cyniques

Anne Archet

Héroïne sans emploi, pétroleuse nymphomane, Pr0nographe lubrique, anarcho-verbicruciste, poétesse de ses fesses, Gîtînoise terroriste (et menteuse, par dessus le marché). Si j'étais vous, je me méfierais, car elle mord jusqu'au sang.

17 réponses

  1. « Dans ces conditions, les anars devraient peut-être avoir la lucidité d’admettre que leurs rangs ne sont pas prêts de se garnir et surtout, de diriger leurs efforts envers ceux et celles, par définition extrêmement minoritaires, qui sont prédisposés à recevoir leurs idées, plutôt que d’espérer les rendre acceptables à la masse des quidams qui viscéralement sont incapables de les accepter. »

    C’est un bon point, mais il y a un truc encourageant: les gauchistes sont en train d’apprendre que la police politique existe et ils comprennent de plus en plus les bienfaits de la désobéissance civile. Encore un petit effort de leur part et ils devraient s’apercevoir que la médiocrassie pseudo-représentative est un leurre. (sauf que contrairement à toi, je crois encore qu’on peut s’en servir stratégiquement pour créer un contexte moins défavorable à notre liberté (sans pour autant penser que les changements vont avoir lieu grâce à la bienveillance des politiciens))

  2. Par contre, à Québec, c’est affreusement décourageant. Une chance que ça va assez bien dans ma vie, car sinon je crisserais mon camp de ce dortoir d’abrutis.

    « diriger leurs efforts envers ceux et celles, par définition extrêmement minoritaires, qui sont prédisposés à recevoir leurs idées, »

    Dans la région de Québec, ça fait longtemps que j’ai abandonné. Même avec les anarchistes, en fait…

  3. C’est très cynique ce que tu dis. Je pense que la servilité vient surtout d’un conditionnement, et pas de la « nature humaine ». La science nous apprend quelque chose: le cerveau humain est plastique. Il est évident qu’à court terme, vaut mieux s’adresser en priorité à des gens qui ont des prédispositions et tâcher de notre côté de vivre libres.

    Les désirs s’insinuent chez n’importe qui: les publicistes le savent bien. À défaut d’avoir leurs moyens, on doit miser sur le temps et la forme. Bien entendu, je te rejoins quand tu dis que ce n’est pas pour demain.

  4. Je ne parle pas de nature humaine, mais de tempérament. L’éducation et les expériences de vie ont un impact décisif, c’est indéniable. Mais une fois le tempérament cristallisé chez l’individu, il ne reste plus beaucoup d’espoir.

    Les publicistes savent aussi que pour insinuer des désirs, il faut manipuler les préjugés des gens. Or, les préjugés ne sont favorables qu’aux maîtres et à leurs esclaves.

  5. Quand on parle de tempérament on n’invoque pas nécessairement la génétique, MM. C’est, comme toute chose, acquis et oui, selon les expériences déterminées par l’environnement social.
    Et justement, il y a des prédispositions sociales quant à la révolte. Il y a des moments et des circonstances à attendre pour que notre (nos) discours transperce(nt) les millénaires d’oppression. Je crois, malgré les pacifistes, paciflics, volailles électoralistes et tutti quanti, qu’il y a matière à délier quelques esprits dans cette grève qui n’en est déjà plus tout à fait une.

  6. Assez d’accord avec «l’anarchiste Voltairine de Cleyre qui disait que les attitudes politiques des individus ne sont pas fondamentalement déterminées par la raison, mais bien par le tempérament».
    Un « quidamer » ou je fais un malheur pour imager l’impact des publicistes sur cette généralisation d’entendements pour la position confortable.
    J’en finis par me demander si le profil d’un individu rebelle ne se situe pas dans un traceur neurologique propre à certaines filiations !

  7. Salut beauté, tu m’as fait monter ça aujourd’hui:

    « Tout acte de courage est le fait d’un déséquilibré. Les bêtes, normales par définition, sont toujours lâches, sauf quand elles se savent plus fortes, ce qui est la lâcheté même. »

    Cioran, « Ébauches de vertige »

    …et toujours disponible pour le reste.

  8. Et puis, Anne ? Une fois qu’on a pris connaissance de ton commentaire, que reste-t-il à faire ? Être fort est affaire de tempérament; les faibles ont besoin de quelqu’un pour les mener doucement à l’abattoir. Très bien. Alors les forts n’ont qu’à travailler leur fortitude et les faibles qu’à vivre leur médiocrité. Conclusion, il n’y a rien à faire, tout reste en l’état. Amen.

  9. Réal, c’est vrai dans le court terme, mais dans le long terme pas nécessairement. Ça dépend de l’impact qu’on a sur l’éducation des gens. Pour être honnête, je pense que j’ai toujours été de la graine d’anarchiste, il suffisait qu’on me dise de ne pas faire quelque chose pour que je courre le faire en riant (jusqu’à ce que je me fasse claquer ou punir, mais ça n’a jamais donné de résultat). Pour moi, ça veut juste dire qu’il faut commencer par reconnaître les autres anarchistes et si on le souhaite se regrouper pour vivre plus comme on le souhaite. Après, il est possible de partager l’expérience avec des gens plus indécis. Je pense aussi que des gens comme des professeurs peuvent aider leur étudiants à ne pas devenir des bêtes de somme. On a tous une influence sur les autres, en particulier quand on a une personnalité forte. Ça n’est apparemment pas assez, mais si les gens ont peur d’agir par eux-mêmes ou en petits groupes, suffit de les regrouper. Je sais qu’il est alors difficile de ne pas tomber dans certains pièges, mais tant qu’à moi, ça vaut la peine d’essayer.

  10. Je partage ta tristesse, garde espoir ;
    « Si l’on éveille chez les hommes l’idée de la liberté, les hommes libres ne cesseront de se libérer eux mêmes » -Stirner

  11. etre triste est une solution de facilité. Du nerf nom d’un chien! et pour ceux qui ne sont pas lâches, vivre l’inoppression Active

  12. Bonjour,
    Ça m’intéresserait de savoir où trouver le texte dans lequel Voltairine de Cleyre disait cela -ça me semble très juste, en tt cas me concernant; pouvez-vous m’orienter svp?
    Merci bcp

  13. Et la voilà, celle qui se targue d’être « anarchiste » afin d’avoir une appartenance à un mouvement, ce qui lui permet de définir une partie de sa personne et de rattacher un mot à ses idées ; celle-là même qui geint car on la catégorise, car on lui met des étiquettes de « gouine » ou « d’asiat », et qui ne trouve rien d’autre à faire que de se venger mesquinement (en y mettant la forme toutefois afin que cela paraisse réfléchi, intelligent, profond, cultivé, raffiné, novateur) des « quidams » en les tondant à la pelle, tout moutons à la sale laine qu’ils sont ! Elle qui, au fond, n’a strictement aucun mérite d’être ce qu’elle est car ce n’est qu’une simple coïncidence de la nature si elle est née avec cette contingence qui est sienne, et qui pourtant s’en vante tant. Elle qui voudrait être invisible et pourtant fait autant de bruit que la masse qu’elle critique afin d’affirmer son existence, la différence étant juste que son bruit est écrit-silencieux et élitiste, elle qui fait du « gratte-papier » comme disait Brassens. Celle-là même, qui n’ose accepter pleinement les chaînes de son existence incarnée, mais n’ose véritablement les briser non plus, sinon pourquoi ne vit-elle pas seule dans une cabane sans rien ni personne au beau milieu de la nature, hors de la société et des moutons et de tous les cons ? Pourquoi a-t-elle des amis ? De Nietszche elle connaît la maxime : « il faut protéger les forts des faibles », mais sait-elle ce qu’il disait des relations sociales comme l’amitié ?

Laisser un commentaire