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Sirventès de l’innocence

slave

J’ai des problèmes avec les pronoms
Les pronoms m’embêtent
Car ils ne sont jamais innocents
Et me rendent coupable par association
De toute l’horreur du monde
Et même de ma propre oppression

Qui est « nous » ?
Qui est « ils » ?
Qui est  « on » ?

Quand on dit
« Ils ont opprimé
Des peuples entiers »
Quand on dit
« Nous ne sommes pas
Comme ces gens-là »
Fais-je partie du « nous » ?
Fais-je partie du « ils » ?
Fais-je partie de ce « on »
Qui accuse et qui gracie ?
Suis-je coupable ?
Ou suis-je innocente ?

La réponse est simple :
Je suis « nous »
Je suis « ils »
Je suis « on »
Tant et aussi longtemps
Que j’accepte d’être réduite
À des pronoms
Tant et aussi longtemps
Que j’accepte d’être réduite
À des abstractions
Censées me définir
Tant que je fais mienne
L’identité qu’on m’a imposée
Tant que je continue de m’identifier
Irrationnellement à ce qui opprime
Tant que je continue de croire mes maîtres
Quand ils me disent que je mérite
Le sort qui m’est fait

J’ai des problèmes avec l’innocence
L’innocence m’embête
Car si je ne mérite
La liberté
Le respect
La pleine possession de moi-même
Que parce que je suis innocente
Cela veut dire qu’il y a des oppressions
Que je mérite de subir
Et d’autres oppressions
Que je ne mérite pas de subir
Tout dépendant de mes péchés
De mes transgressions
Ou de ma vertu

Or l’oppression
N’a rien à voir avec le mérite
Et tout à voir avec mon appartenance
À un « ils », à un « eux »
À un ces « gens-là »
À une catégorie sociale
Arbitrairement définie

La violence qu’exercent sur moi
Les dispositifs du pouvoir
Et celle qu’ils exercent à d’autres que moi
Est totalement gratuite
Parce que mon appartenance
À une catégorie opprimée
Est totalement fortuite

Dans ces conditions
L’exigence de critères de tenue morale
L’exigence d’innocence
Pour que cesse l’oppression
Est un dispositif du pouvoir

Voilà pourquoi je n’accepte plus
Le moindre pronom
Voilà pourquoi je m’accepte plus
La moindre trace
De honte ou de remords
Voilà pourquoi je rejette
Toute forme de culpabilité
Et toute forme d’innocence

J’ai déclaré mon indépendance
J’ai décidé de faire sécession
Et de m’abolir moi-même
D’abolir ce qui me définit
De me dissocier radicalement
De mon identité

Je ne veux plus être un pronom
Je ne veux plus être un fantôme
Je ne veux plus être
Un bien-peu-de-chose
Une moins-que-moi
Une moins-que-rien

Le moi que je dois abolir
C’est le corps social
Celui qui est strié
Par toutes les appartenances
Qui m’ont été imposées
Ou qu’on a réussi à me faire croire
Que j’ai choisies
Celui qui est mesuré
Compté, jaugé et classé
Celui qui est corvéable
Redevable
Responsable
Et ultimement
Coupable

Le corps social
Est le corps qui opprime
Est le corps qui est opprimé
Les stries qu’il porte
Sont aussi les marques
Du fouet du bourreau.

Je vais m’abolir
Me départir de tous les pronoms
Effacer une à une toutes les stries
Je vais devenir si lisse
Que rien n’arrivera à coller à ma peau
– Pas même mon nom

Catégories :Montée de lait

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Anne Archet

Héroïne sans emploi, pétroleuse nymphomane, Pr0nographe lubrique, anarcho-verbicruciste, poétesse de ses fesses, Gîtînoise terroriste (et menteuse, par dessus le marché). Si j'étais vous, je me méfierais, car elle mord jusqu'au sang.

1 réponse

  1. Merci Anne Archet, pour cet article qui tombe pile-poil dans un moment de grands doutes existentiels…Continue !! ça fait du bien de lire de la belle écriture profondément et intelligemment réfléchie.

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